Les histoires du capitaine: la revanche de Ti-Carl

 

D'après les fac-similés qu'affiche quotidiennement le Malolo Lai Lai Yacht Club la météo semble propice pour les prochains jours. Nous empruntons cette fois le Wilkes Passage pour sortir du lagon. La mer est moins dure, le vent moins fort qu'à notre première tentative et il passe progressivement sur l'arrière à mesure que nous nous éloignons. Nous envoyons le spi et réussissons à le garder en l'air toute une nuit. Le ciel est complètement vide de nuage, signe certain que rien de menaçant ne saurait se pointer.

En ce début octobre, nous sentons à la chaleur que la mauvaise saison approche. Le soleil qui tape durement ne nous permet pas des séjours prolongés sur le pont. Nous vivons à l'intérieur, multipliant les siestes et les lectures en attendant la belle heure. Le bateau marche tout seul, barre bloquée; équilibré seulement par la voilure. C'est une chance car le pilote automatique ne fonctionne pas. Je l'ai branché en partant, mais sans succès. L'un des deux safrans auxiliaires, qui répondent aux indications de la girouette, se cabrait et risquait de tout casser.

Vers cinq heures, toutes les fins d'après-midi, chacun émerge lentement de sa couchette, grimpe vers le cockpit, s'assoit en faisant un tour d'horizon, attend impatiemment que tout le monde soit là et se met à surveiller attentivement l'ouverture de la descente. Les bonnes choses arrivent de ce côté. C'est l'heure tant attendue des amuse-gueule, des jus frais, des apéritifs, et des paroles qui, puisées à l'immensité de la mémoire, conduiront vers d'autres rêveries.

Nous ralentissons volontairement le rythme depuis hier midi. Ceci pour ne pas dépasser nos cent milles quotidiens. L'île des Pins n'est plus qu'à deux cent milles et il est impérieux d'y arriver de jour.

C'est l'une des traversées les plus peinardes que nous ayons connues depuis la traite Canaries-Antilles. Le peu de toile que nous portons, allié au beau temps, élimine à peu près tout mouvement indésirable du bateau. Des conditions qui favorisent une utilisation plus soutenue de la cuisine. J'en ai profité ce matin pour préparer une fournée de pain pendant que Domoni faisait des conserves de poisson. Nous avons attrapé un wahoo d'un mètre cinquante et d'environ vingt kilos. Celui-là fut remonté assez facilement. Après en avoir mangé à toutes les sauces pendant deux jours, le reste du poisson a rempli cinq grands pots Mason d'un litre chacun. Quelques jours auparavant, nous avions échappé un bétail semblable. Par ma sainte faute. En voulant le balancer sur le pont sans l'aide du crochet, la gueule a cédé et Damien est allé pleurer à l'intérieur.

Au menu ce soir : salade composée de choux, carottes râpées, raisins secs et wahoo, accompagnée de pain chaud, de fromage et d'une bouteille de rosé. Il ne reste plus qu'à monter le beurre pour que «je me mette à table». L'odeur de boulangerie qui a flotté dans l'air toute la journée m'a mis sur une piste pour le sujet de mon dîner-causerie. Je le fais commencer dans la baie des Chaleurs.

– Voyez-vous, les mousses, l'odeur du pain de ménage me ramène tout droit à ces étés passés au bord de la mer. C'était la Gaspésie d'il y a cinquante ans, sans électricité, ni route pavée. Quelques autos ou camions soulevaient de temps à autre un nuage de poussière, mais le train à vapeur était roi et maître. Il sortait des champs derrière Saint-Omer en sifflant, traversait la route à la hauteur de la maison paternelle et longeait la grève jusqu'à Carleton. Je vous en parle un tantinet pour bien vous camper le décor d'une région à cette époque. Peut-être aussi m'a-t-il procuré mes premiers frissons ? Cette bête rugissante qui fondait sur moi en crachant la fumée a pu déclencher des terreurs nécessaires. À son passage, nous courions, mes cousins et moi, nous jeter à plat ventre dans le fossé pour sentir le sol trembler. Avec ce vacarme d'enfer qui nous déferlait au-dessus de la tête, nous étions d'une certaine façon les jeunes d'aujourd'hui qui se défoncent au Walkman. Nous étions tellement proches, parfois, que le chauffeur de la locomotive tentait de nous effrayer en libérant un jet de vapeur. Le danger passé, on courait ensuite mettre nos mains sur les rails chauds et luisants. Cette activité terminée, on passait à autre chose.

Je vais revenir à l'épisode du train tout à l'heure mais pour l'instant, ce que je veux vous dire, c'est que le pain que nous mangions chez ma grand-mère, en 1944-1945, était fait maison. Il ne se trouvait pas sur les tablettes du magasin général. À table, nous étions jusqu'à quinze et les femmes boulangeaient deux fois par semaine. Cette senteur a imprégné mes souvenirs d'enfant et il m'arrive d'y penser quand je regarde la mer. À Saint-Omer, ce n'était pourtant pas l'océan à perte de vue. La côte du Nouveau-Brunswick est droit devant, à environ treize milles nautiques. C'est davantage cette terre inconnue, d'apparence si lointaine, qui a dû commencer à éveiller ma curiosité. Autrement dit, je m'amuse à penser parfois que c'est en regardant au-delà de ce bras de mer que m'est venu le goût des voyages.

Cette aventure saisonnière commençait pour ainsi dire dans le train. En y montant à la gare Centrale de Montréal, les yeux tout écarquillés, je découvrais d'abord des hommes différents: les Noirs qui travaillaient sur les trains. Ils transportaient nos valises, nous aidaient à monter à bord et s'occupaient de nous pour la durée du voyage. Je trouvais ça insolite et touchant de les voir préparer nos couchettes ou ranger nos affaires comme le faisait ma mère à la maison.

Dans le langage d'aujourd'hui, on dirait qu'ils assuraient le service à la clientèle à bord des wagons. Je n'en ai jamais aperçu un seul aux commandes de la locomotive. En somme, ils étaient confinés aux besognes de portier et de valet de cabine. Un métier hérité de leur triste passé et dont ils détenaient le monopole. J'ai compris seulement plus tard que la plupart d'entre eux étaient les descendants d'esclaves qui avaient fui les États-Unis au cours de la guerre entre les Sudistes et les Nordistes de 1860 à 1865.

Tout ça doit vous paraître exagéré. Mais n'oubliez pas que la télévision n'existait pas encore et qu'un gamin de cinq ou six ans avait une perspective du monde très limitée. Je ne connaissais qu'un seul Noir et il existait en dessin dans mon livre préféré. C'était Vendredi, le fidèle et dévoué compagnon de Robinson Crusoé.

Les Noirs représentaient donc les premiers personnages de ce voyage extraordinaire que j'entreprenais avec ma famille à chaque mois de juin. Leurs mains sur les draps blancs qu'ils dépliaient soigneusement à l'heure du coucher mettaient mon imagination sur une autre voie. Le mouvement du train qui berçait mon sommeil avait sûrement aussi une parenté lointaine avec toute la magie et la tendresse de ces nuits que j'allais par la suite vivre sur l'eau.

J'écourte le récit de mes autres expériences sur le train, mais retenez leurs influences! Elles m'ont conduit très probablement à mes années de vagabondage sur la route.

La mer, elle, ne m'a pas envahi aussi subitement. Elle s'est insinuée lentement, restant toujours secrète et difficilement identifiable parmi tous mes projets d'aventure. En tout cas, elle a mis du temps à se manifester de façon aussi claire et nette qu'au cours de ces derniers quinze ans.

Je revois ces images de Saint-Omer qui, touche par touche, se sont lentement gravées en moi. Elles sont faites d'incessantes courses entre la maison et la grève où il ne se produisait jamais rien de particulier. En même temps, c'était là que tout se passait. Des heures interminables sur un bout de plage de gros graviers à se traîner les pieds à l'eau, à observer ce gros caillou solitaire qui apparaissait ou disparaissait avec la marée, à repousser du bord un tronc d'arbre qui s'était échoué, à tourner autour d'un pêcheur qui arrivait ou partait pour aller à ses rets.

«Embarquez-vous, les jeunes?» Non! Jamais il n'y a eu une invitation de ce genre. Au fond, on ne s'y attendait pas trop de la part de ces voisins qui faisaient leur métier sans se préoccuper d'autres choses. Par contre, il y avait l'oncle Jean, le frère de ma mère, que l'on relançait régulièrement pour qu'il mette son flat à l'eau. La grosse barque ventrue restait à l'envers derrière la grange; on grimpait dessus pour rejoindre quelques framboisiers ou écraser les bulles de goudron qui gonflaient au soleil. L'oncle Jean travaillait au moulin à scie de Claude Bernard à Carleton et il ne trouvait pas le temps de naviguer. Son monde était sans vagues.

Cette privation me frustrait. Un jour, ayant réussi à convaincre mes deux cousins, nous avons tiré un scout à l'eau, une sorte de petite embarcation à fond plat et à bouts carrés que les pêcheurs prenaient pour rejoindre leur barque au mouillage. Et donc, en se servant d'une longue perche pour avancer, nous avons goûté ce plaisir défendu d'apercevoir le fond de l'eau quatre ou cinq pieds en dessous. J'en éprouvais presque du vertige. La nouvelle de cette inconduite, je ne me rappelle plus comment, arriva le jour même aux oreilles des parents. Tante Aurore nous administra la strappe, ce qui était sensé nous détourner irrévocablement de la menace de l'eau.

Il y avait pourtant du sang de marin dans la famille Leclerc, celle de ma mère, et pas si loin. Les jours de pluie, sur le canapé près de la fenêtre, ma grand-mère me racontait qu'elle était une toute petite fille au lancement du brick-goélette de son père. En son honneur, il l'avait baptisé l'Amélie-Anne, un vaisseau de 100 tonneaux avec lequel il faisait le commerce du poisson séché vers le Sud, d'où il rapportait mélasse, rhum, etc.

Il me fallut attendre jusqu'à l'âge de treize ans pour enfin accéder à ce désir refoulé de me promener sur l'eau. Nous vivions sur le bord de la rivière des Prairies à Saint-Vincent-de-Paul. Avec deux copains de classe du collège André-Grasset, Claude Saint-Jacques et Gaétan Hayeur, nous nous sommes construit chacun un kayak. Notre projet ne souleva pas d'inquiétude apparente parmi nos familles, et une ou deux saisons s'écoulèrent avant que l'alarme ne soit donnée. Par qui ? Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'au printemps alors que je préparais la mise à l'eau, mon père, sans préavis, intervint sournoisement. Pendant que je courais à la quincaillerie du village pour acheter de la peinture, il mit le feu au kayak. À mon retour, il ne restait qu'un tas de cendres. J'étais fou de rage et je suis passé à deux doigts de tout démolir dans la maison. Je montai à ma chambre, pris quelques effets personnels, dont la photo de mon chien, et quittai la maison, réalisant ma première fugue. La lâcheté du geste m'a blessé plus profondément que la perte même de cette première embarcation.

Je suis disparu de la circulation pendant plusieurs semaines durant lesquelles, entre autres, j'arpentais les quais de Montréal à la recherche d'un embarquement. Mes tentatives n'ont rien donné. Le soir, mon copain Gaétan me faisait entrer clandestinement par une fenêtre de sa chambre dans le quartier Ahuntsic. Il allait ensuite au réfrigérateur pendant que ses parents dormaient.

Nous avons profité de cette période pour redéfinir nos besoins. Le canot nous apparut comme la prochaine étape. Sa capacité de charge nous permettrait d'aller plus loin, plus longtemps. Ma nouvelle carrière de portageur commença l'été suivant et elle n'a jamais complètement cessé. J'ai toujours mes deux canots, celui de cèdre et de toile et l'autre d'aluminium qui côtoient maintenant mon Zodiac Mark III dans le garage, chez ma mère.

Nous voilà donc rendus à la V'limeuse et l'histoire s'arrête là pour le moment. Il faut croire que mon père n'a rien réglé du tout en brulant mon kayak. Je devais en arriver à vous déballer tout ça un jour, entre les Fidjis et la Nouvelle-Calédonie, comme quoi le ruisseau a fini malgré tout par rejoindre l'océan. C'est l'épopée la plus glorieuse de ma vie qui se joue maintenant. Ma douce revanche d'enfant.

Mais peut-être attendez-vous de prendre la vôtre? Cette maison de campagne dont vous rêvez, ce chien, ces poules...

Si mon père a tenté de brûler mes rêves, j'espère seulement ne pas être en train de noyer les vôtres.

(© Carl Mailhot, extrait du tome 1 de LaV'limeuse autour du monde )  

 

 

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