Les ancrages idylliques

 
 

Raiatea...

Comme par enchantement, toute trace de mauvais temps a disparu à l'aube. Et durant plusieurs semaines encore, le pouls de notre quotidien s'accorde sur celui du lagon.

Damien gravit quelques nouveaux échelons dans sa propre estime. Maintenant promu au rang de prédateur, il explore le monde sous-marin d'un œil plus aiguisé, développant différentes stratégies d'approche selon les proies.

L'eau qui nous entoure, turquoise à perte de vue, réfléchit le calme d'une météo exceptionnelle. Cette mer de cristal nous donne soif. Un goût de se glisser le long de l'échelle, dès l'aube, avec d'infinies précautions pour ne pas troubler la surface du miroir, et de flotter, immobile, dans cette étrange apesanteur.

Et lorsque à la brunante, la douceur de l'air se mêle aux effluves de nos verres de rhum, l'instant présent se charge d'une telle intensité que nos frayeurs semblent dérisoires.

 (© Dominique Manny, extrait du tableau Vendredi 13, La V'limeuse autour du monde, tome 1)

 

 Huaine...

Je remonte la quille presque complètement, n'en laissant qu'une dizaine de centimètres sortis comme alarme et guide de sécurité. Il vaut toujours mieux toucher le fond de cette façon qu'avec la coque. Au signal, la chaîne file sur le sable pendant que la V'limeuse fait marche arrière. Stop! Le frein du guindeau est appliqué progressivement jusqu'à immobiliser l'erre du bateau. Dernière précaution: quelques coups supplémentaires de moteur pour forcer la chaîne et s'assurer que le soc de la charrue est bien enfoui dans le sable.

Nous sommes mouillés dans un peu plus d'un mètre d'eau. Un privilège que nous savourons à chaque fois, étant donné la taille de notre voilier. Avec le fond tout près et infiniment précis, c'est comme si nous arrivions à faire tenir ces vingt tonnes sur une mince plaque de verre.

Ce vert transparent tout autour est contagieux. Au bout de quelques jours la pensée devient semblable à un aquarium traversé de réflexions. Tout baigne dans une telle pureté que notre voyage trouve soudain de nouvelles significations.

 

 Je note dans mon journal personnel :

Le tour du monde, ça ne veut rien dire. C'est tout au plus une figure de style pour dire qu'on part de chez soi, qu'on avance toujours, et qu'ainsi on finit par revenir au point de départ. Cela ne veut surtout pas dire qu'on aura tout vu, loin de là, ni que notre connaissance des gens et des pays se sera grandement enrichie.

Il faut regarder le chemin parcouru, au sens personnel du terme, plutôt que la somme d'escales effectuées.

Ma migration, comme celle du saumon, est dictée par une force extérieure qui me condamne également à ne jamais trouver ailleurs une meilleure misère que la nôtre au Québec.

Je trouve ces îles bien douces, ces lagons étourdissants, mais je meurs de chaleur. J'ai besoin d'avoir froid pour ressaisir mes muscles. Je suis un courant infesté d'insatisfaction qui se dilue à l'échelle mondiale.

J'arrive mal à évaluer où se situe ma tranquillité d'esprit. D'un côté, je pense que nos sociétés modernes auraient intérêt à retrouver, comme ces insulaires, les plaisirs élémentaires de l'existence. De l'autre, je regarde cette population et j'ai l'impression qu'il lui manque ce quelque chose que nous procure le froid. Ce qu'on ressent quand on a le corps gelé comme une barre et qu'on vient s'asseoir près du feu en laissant la poudrerie se déchaîner dehors.

C'est peut-être cela la grandeur de notre hiver et de notre race. Cette blancheur qui ensevelit la nature, qui la confond pour mieux faire apparaître les personnes. Alors qu'ici, la végétation luxuriante et la chaleur, douze mois sur douze, mettent la vie sous autoclave.

Qu'est-ce que toutes ces pérégrinations m'auront apporté? Je serais embêté de le dire. Si je n'en trouve pas des avantages immédiats, je puis reconnaître hors de tout doute que, non seulement moi, mais la famille entière, nous avons temporairement échappé à un sort, que nous avons tous réussi, jusqu'à présent, une merveilleuse évasion loin d'une routine qui a tendance à nous enfermer.

Mais ne nous leurrons point sur les objectifs atteints. Faute de mieux, notre navigation ressemble à un grand vol plané au-dessus de la mêlée, effleurant les choses et les gens que l'on surprend dans des instants fugitifs, goûtant leurs joies comme des repas hâtifs sans nous soucier qu'une fois repartis, ils auront comme tout le monde à laver leur vaisselle sale.

Bref, nous voici enfin dans un coin comme on peut rêver en pensant au bonheur parfait. Ou bien le rêve est insuffisant, ou bien il est trop fort, je ne pourrais pas vivre ici, encore moins y mourir.

 (© Carl Mailhot: extrait du tableau Sexe et saumon, La V'limeuse autour du monde, tome 1)

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